L’appel de
Wong Kar-wai
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Souvenirs.
Je me rappelle encore très bien de ce jour où le téléphone ne sonna pas comme d’habitude. Il y avait « un je ne sais quoi », une différence, un karma qui n’avait rien de semblable.
Quelques semaines auparavant, en pleine composition des chapitres du livre Les actrices chinoises dont j’étais le coauteur principal et l’instigateur, je cherchais le meilleur profil de cinéaste, homme ou femme, qui avait eu l’occasion de mettre en lumière de nombreuses actrices afin d’en faire une analyse. Après de nombreuses et longues recherches, deux noms se disputaient la possibilité de figurer dans le livre : Zhang Yimou (Gong Li, Zhang Ziyi, Dong Jie…) et Wong Kar-wai (Maggie Cheung, Karen Mok, Carina Lau, Faye Wong…).
À cette occasion, j’avais soigneusement revu l’ensemble des longs métrages de ces deux cinéastes afin de trancher définitivement la question.
Autant les réflexions sur la place de la femme chinoise, au cœur de la ruralité, issue de la société traditionnelle, furent capitales pour le cinéma chinois et la Chine des années 80/90 grâce à Zhang Yimou, autant l’amour impossible, la séduction, la nostalgie, le magnétisme des corps étaient sublimés par Wong Kar-wai.
Et quelle ne fut pas ma surprise, alors que j’avais à cette époque (2009-2010) porté mon intérêt sur la représentation des femmes chinoises dans la ruralité et les ethnies, d’être totalement aimanté par cette passion, nommée désir, du réalisateur hongkongais.
Ce choix se révélera, bien plus tard, être le bon.
Quid alors de la structure de ce chapitre et de son illustration ? Je décidai, pour une fois, et cela ne s’est pas encore reproduit, de partir des photographies des films et non de l’analyse des films pour choisir les actrices et initier leurs portraits.
Que cela soit dans As Tears Go By, Nos années sauvages, Les cendres du temps, Chungking Express, Falling Angels, In The Mood For Love, 2046 ou bien encore dans la partie La main du long-métrage collectif Eros, l’une des grandes forces de Wong Kar-wai fut d’avoir créée une poésie visuelle unique mise en lumière par ses chefs opérateurs, Christopher Doyle en tête, mais également Mark Lee Ping-bin (pour In The Mood For Love) ou encore Darius Khondji et Philippe Le Sourd plus tard (l’un pour My Blueberry Nights, l’autre pour The Grandmaster).
Mais revenons à ce téléphone. J’avais harcelé l’équipe de Jet Tone Productions de messages et d’explications pour les convaincre de participer au livre. En effet, j’avais pu me procurer, quelques mois en amont, un ouvrage collector en tirage limité des photographies de tournage d’In The Mood For Love dont de nombreuses photographies qui n’avaient pas encore été dévoilées dont certaines d’entre elles furent capturées à l’occasion de scènes… coupées au montage.
C’est également à cette même période que je m’attachai à découvrir le milieu photographique hongkongais. Je m’égare encore, ou presque, puisque cela servira.
Après avoir été donc en contact avec la société de production du cinéaste, cette dernière finit par accepter l’idée de lui en parler, ce qui était fort rare de ce que j’en ai compris alors. La moitié du chemin était parcouru, restait à savoir s’ils le convaincraient de participer.
Une semaine plus tard, jour pour jour, le téléphone sonne très tôt le matin. Ce genre d’appel n’est jamais anodin, à l’heure des annonces funèbres ou des conversations singulières. Fort heureusement, le numéro de téléphone interminable sur l’écran du téléphone dont le préfixe était le +852, que je connaissais, indiquait Hong Kong ! En un éclair, votre comportement change, une sensation irradie votre corps, et votre vélocité est encore un peu fébrile au regard du placement des aiguilles sur la pendule.
Je décroche ; il s’agit quand même de parler anglais avec aisance alors qu’on est encore un peu étourdi. Au bout du fil, la directrice de production de Jet Tone m’assure que Wong Kar-wai est d’accord de participer et… qu’il est dans les parages, qu’elle va me le passer. Ce à quoi je n’étais pas préparé, car voir un cinéaste qu’on aime dans le cadre d’un festival, d’un entretien pour un média, est une chose, parler au téléphone sur un projet professionnel, avec une forme d’intimité liée à l’objet téléphone lui-même, en est une autre.
Je ne dévoilerais pas l’échange que nous avons eu si ce n’est qu’à la fin de celui-ci, il me propose de contacter également Wing Shya, alors photographe de plateau de ses films.
Je ne connaissais que trop peu Wing Shya (dont je connaissais à peine le travail), je m’empresse de chercher tout ce qui est en rapport avec lui afin de rafraîchir ma mémoire et de pouvoir prochainement converser avec lui. WKW (l’acronyme de Wong Kar-wai) m’avait donné ses coordonnées téléphoniques et mails, je n’hésite donc pas un instant et tout se passera par téléphone ainsi que par mail n’ayant guère la possibilité, à ce moment-là, de me rendre à Hong Kong.
Je découvre un artiste qui n’est pas un simple satellite du réalisateur, mais bien un photographe de grand talent, ayant ses propres activités notamment dans la photographie de mode et reprenant ou adaptant la matrice de l’imagerie « wongkarwaienne » en lui insufflant ses propres inspirations.
Après lui avoir pitché le projet et l’idée de publier ses photographies, Wing Shya me propose de m’envoyer une sélection qu’il a faite à l’occasion. Je réceptionne, ne suis pas complètement satisfait et négocie pour voir accès à l’ensemble des photographies de plateau des films qu’il a immortalisés, lui expliquant la nécessité de publier à la fois des clichés issus du montage final, mais également des clichés inédits. Mais la vraie raison était certainement que je voulais avoir un choix libre, non filtré par le photographe lui-même et pour satisfaire une certaine curiosité personnelle.
Cette dernière raison eut son importance puisque le choix des photographies s’est majoritairement porté sur des clichés inédits dont la plupart l’étaient réellement en Europe au moment de la publication du livre (car, comme vous le savez, les photographies même les plus rares se retrouvent un jour ou l’autre sur la toile).
Wing Shya accepte et me permet d’avoir accès par FTP au Saint des Saints de l’imagerie du réalisateur : photographies officielles bien sûr, mais surtout des photographies de plateaux issus des scènes coupées, des photographies hors plateaux (préparatifs des acteurs, discussions entre eux, avec le réalisateur, etc.) prises à la volée, scan de négatifs, photographies de repérage…
Comme dirait IAM : vision irréelle, fracture nette de l’œil droit ! Je jubilais.
Pour des raisons de droits photographiques (sur la question légale et non économique, il y avait ici des photographies qui étaient privées et jamais exploitées sur un quelconque support imprimé), nous décidons ensemble que le livre propose des photographies des scènes coupées ce qui demeure déjà un matériel ex-cep-tion-nel !
Et c’est ainsi que les sublimes photographies des actrices de Wong Kar-wai (Faye Wong, Carina Lau, Maggie Cheung, Zhang Ziyi, Gong Li) parurent dans le livre. Deux ans plus tard, je rencontrerai l’équipe de Jet Tone Productions et Wing Shya à Hong Kong. Quant à Wong Kar-wai, absent ce jour-là, je le verrai bien des fois par ailleurs…
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☞Les actrices chinoises (éd. Les Éditions des Écrans, 2011)